Ses retraités, ses plages de sable blanc, ses palmiers, ses stades de baseball et de football américain... et son musée Dalí.
Qui aurait pensé trouver sur cette côte subtropicale un lieu d'art qui regroupe autant de pièces maîtresses d'un artiste européen du XXè siècle? Certainement pas moi. Deux ans que je vais en Floride plusieurs fois par an dans la plus grande ignorance de ce musée à seulement une heure de route de Venice. Ai-je des oeillères? Ma curiosité et mon efficacité de recherche sur internet ont-elles faibli ces derniers mois? Toujours est-il que c'est par le plus grand des hasards que je suis tombée mi-avril sur une page internet qui faisait de la publicité pour une exposition intitulé "Dalí & da Vinci: Where Minds, Machines and Masterpieces Meet".
Intéressant!
Je regarde où elle se trouve: "musée Dalí de St. Petersburg". St. Petersburg est une ville en périphérie de l'agglomération de Tampa, soit à une heure de route de la maison. Renseignement pris, ce musée abrite en fait l'une des plus grandes collections d'oeuvres de Dalí.
Comment cette collection est-elle arrivée dans cette ville de Floride?
Elle est issue d'une collection privée du couple Reynolds and Eleanor Morse, qui avait sympathisé avec Dalí et Gala au début des années 40. Salavador Dalí et Gala ont résidé aux Etats-Unis de 1939 à 1947, pour échapper aux guerres (guerre civile en Espagne, guerre en France alors occupée par les Allemands), mais aussi car Dalí a compris très vite que son succès passerait par le Nouveau-Monde. Il s'intégra à ce titre la haute société new-yorkaise, trouvant ainsi de nombreux mécènes et continuant à se forger une réputation d'artiste incontournable et avant-gardiste, et déjà recommandé par Picasso. Le couple Morse a acheté de très nombreuses oeuvres de Dalí, qu'ils ont d'abord exposées dans leur domicile de Cleveland, Ohio, avant d'ouvrir une annexe à côté de leur bureau, toujours dans l'Ohio.
Victimes de leur succès pendant les années 70, ils se mettent à la recherche d'un endroit plus approprié. Cette quête a créé un intérêt national et un hangar maritime de St. Petersburg en Floride a été réhabilité dans le but de permettre cette exposition permanente de leur collection. C'est ainsi que la collection y a a atterri en 1982, avant d'être déplacée dans l'actuelle bâtisse créée spécifiquement dès 2008 avec cette structure en verre appelée "Enigma":
Il est à noter que les murs ont été conçus pour résister aux ouragans, fréquents dans cette région.
Les extérieurs soignés reprennent des thématiques daliniennes: la fameuse moustache, que Dalí avait adoptée en référence à Velázquez, qu'il vénérait (Velázquez qui est à l'honneur dans une exposition qui lui est consacrée au Grand Palais à Paris jusqu'au 23 juillet 2015 et que j'ai eu l'immense plaisir de savourer le mois dernier):
mais aussi un dallage consacré au nombre, au rectangle et à la spirale d'or:
L'exposition Dalí & da Vinci était vraiment intéressante du point de vue des influences artistiques. L'exploitation, la transformation, l'interprétation d'oeuvres maîtresses du grand Léonard que Dalí considérait comme un génie absolu (au même titre que Velázquez, Vermeer, Raphaël et Picasso) dans un contexte temporel autre est visible dans les créations de Dalí. Pour l'anecdote: dans son Analyse dalinienne des valeurs comparées des grands peintres, Dalí a attribué un 20/20 à Picasso à la catégorie « génie », à égalité avec Léonard de Vinci, Velázquez, Raphaël et Vermeer alors qu'il ne s'est attribué « qu'un » 19/20!
J'ai ainsi pu observer quelques oeuvres drôles issues de l'imagination de Dalí, souvent inspirées directement de ses rêves ou de son inconscient.
Ainsi ce téléphone-homard, aussi appelé Téléphone Aphrodisiaque (1938):
Dalí explique à ce sujet: "Je ne comprends pas pourquoi quand je demande du homard grillé au restaurant, on ne me sert jamais de téléphone cuit. Je ne comprends pas pourquoi le champagne est toujours servi frais et pourquoi à l'inverse, les téléphones, qui sont affreusement chauds et désagréablement collants au toucher, ne sont pas présentés dans des seaux d'argent avec de la glace pilée autour d'eux".
Invention de faux-ongles miroir pour se remettre du rouge à lèvres en toutes occasions. |
Exploration du cerveau d'Alice Cooper, qui était lié d'amitié avec Dalí. Dalí a réalisé un hologramme du cerveau du chanteur. |
L'exposition présente bien sûr des comparaisons d'oeuvres de Léonard de Vinci juxtaposées à celles de Dalí (toutes des reproductions, les originaux sont dans leur musée d'exposition traditionnel), mais elle a vraiment je pense réussi son but.
Le reste du musée présente des collections permanentes de tableaux de Dalí. J'ai longtemps abhorré la période surréaliste et ses productions que je trouvais vraiment trop fantaisistes pour mon esprit cartésien. Je garde d'ailleurs un souvenir bizarre du musée Dalí visité il y a 4 ans à Figueras en Catalogne et où nous avions emmené des élèves.
Pourtant, et j'en suis ravie, ce musée Dalí de Floride m'a bel et bien réconciliée avec son travail.
Voici quelques oeuvres des collections permanentes:
"Désintégration de la persistance de la mémoire", 1952-54. Réinterprétation de sa toile "La Persistance de la Mémoire" (1931) |
La première est que je n'en avais jamais entendu parler.
La deuxième est que quand vous êtes devant, vous ne voyez qu'une mosaïque de couleurs avec Gala, nue, qui contemple la Méditerranée par une fenêtre. Mais vous soupçonnez autre chose car les formes qui l'entourent sont vraiment disposées selon un agencement particulier. L'audioguide informe du titre de ce tableau," Lincoln", aussi connu sous "Gala nue regardant la mer".
Lincoln
Le président américain apparaît dès lors que vous vous reculez d'une distance d'environ 20 mètres. Ce qui est fou, c'est que la photo ci-dessous, même prise de près, révèle le portrait, surtout si de surcroît vous plissez un peu les yeux.
La double image. Moi qui suis friande de double sens, d'images cachées, de révélations secrètes, me voilà servie et en plus sans même l'avoir anticipé. Comme dirait l'un de mes anciens formateurs IUFM que je ne salue pas car il ne m'a rien apporté d'autre que cette formule: "c'est sioux!". Vraiment, Dalí, c'est chouette! L'utilisation des pixels avant l'heure. La déconstruction de l'image par la construction d'une autre, ou vice versa. Techniquement, s'agissant d'une peinture, c'est bluffant.
CQFD. La preuve en image:
(Un appendice lyrique... vous m'en direz tant.)
Pour exemple, deux autres tableaux dont le titre vaut le détour:
"Dionysos crachant l’image complète de Cadaqués sur le bout de la langue d’une femme gaudinienne à trois étages" |
Celui-ci se passe de traduction! |
J'ai particulièrement aimé la construction de ce tableau, encore une fois avec une illusion d'optique flagrante sur la photo de l'oeuvre mais bien moins évidente quand vous vous trouvez devant le tableau appelé "Marché d'esclaves avec apparition du buste invisible de Voltaire":
Escalier du musée qui offre de belles perspectives tant en bas qu'en haut des marches, avec un appel de la lumière et une structure hélicoïdale épurée. |
Un passage rapide devant ce tableau n'a d'abord pas spécialement attiré mon regard. Mais les explications de l'oeuvre m'ont fait revenir sur mes pas et m'ont fait relire le tableau avec un regard tout autre, lui donnant sens et profondeur, au point d'y passer de longues minutes pour l'admirer et me rendre compte du puissant effet qu'il a eu sur moi (m'inspirant aussi la réflexion suivante: nos yeux ne voient quelquefois pas ce que les vues de l'esprit de l'autre ont à offrir).
L'impression d'ouvrir une boîte à surprises!
Qu'y voyez-vous?
Remarquez déjà la forme des continents: Amérique du Sud, Afrique, Asie au loin. L'homme naissant écrase de sa main le Vieux Continent. La fêlure de l'oeuf correspond à la dorsale océanique qui sépare l'ancien du nouveau monde.
Je vous livre une explication très percutante d'André Bouguénec dans son livre Salvador Dali: Philosophe et Esoteriste incompris concernant ce tableau:
"La géodésie est la science qui a pour but de mesurer la surface de la Terre. La géopolitique est l'art de gouverner les états de la Terre. En disant que la géopolitique est L'Œuf cuit dur de la géodésique, Dalí signifie par là que la politique est pondue par le fait même de l'emplacement de ces états sur la surface de la Terre, de leurs formes et superficies également. La politique est L'Œuf dur, parce qu'elle semble inéluctable des conditions précitées, elle est cuite, c'est-à-dire figée et morte, sans espoir d'éclosion et d'épanouissement d'un grand Corps, d'un grand Ensemble. Un œuf cuit n'a pas de possibilité de vie.
Le drame de la Terre, ce sont ses politiques de situations, de stratégies, et cela est évident Et il est aussi évident que le renouvellement de nos erreurs politiques nous mène à rien, sinon au néant, à l'anéantissement de cette Terre même qui est notre Matière, notre Mater, notre Matrice, notre placenta. A condition, évidemment que cet œuf matriciel ne soit pas mort, cuit, pollué, inapte, (aussi bien la terre que l'homme) mais vivant et pur, et "naturellement" "couvé" par l'homme.
(...)
La réponse est dans ce Sang qui sort de cet œuf, il est le symbole de la Vie, car en effet, il n'existe Universellement, sous toutes formes : que de la Vie en transformation, en métamorphoses. L'Œuf est une reconduction génétique perpétuelle, et se trompent ceux qui pensent que la Genèse a eu lieu, car elle est permanente de régénération perpétuelle. Et Dali l'explicite fort bien. L'enfant géopolitique, né de la dégénérescence des sources déformées et amaigries des faux esprits, regarde le Nouvel Homme sortir adulte du sein du Monde. Apeuré, il s'accroche encore aux vieux préjugés de ses ancêtres : sa mère vieille et décharnée. Un nouveau Jour pointe, le soleil est à l'Aurore d'une nouvelle ère et éclaire ce lever humain qui, laborieusement, se déloge du contenant où il germa.
Que dit la femme à l'enfant, en lui désignant d'un air plein d'amertume ce nouvel homme?
A chacun d'en deviner la leçon. Pourtant cette ouvre fut peinte en 1943. Non seulement la femme, qui représente la fausse maturité du vieux monde, désigne l'Homme nouveau, mais aussi le continent de l'Amérique du Nord, par où il sort. Hasard chez Dali, ou prophétie, qui sait les drames que subissent les américains actuellement vont-ils leur ouvrir les yeux sur un "nouveau monde" dont ils croyaient être issus et les pionniers, jadis ? Tandis que le monde est en feu, Dalí peint la naissance d'un nouvel être humain. Angoissant, cherchant la protection maternelle, un enfant regarde comment un homme se débat pour se libérer d'un œuf plastique dont dégoulinent les continents. Nous sommes ici confrontés au symbole d'un ordre nouveau, d'un nouveau départ pour un nouveau monde parfait. La peinture est un plaidoyer pour une libération radicale de l'étreinte étouffante du passé. Dans les premières phrases de son manifeste publié quelques années auparavant, Dalí disait : « Lorsqu'un peuple, dans le courant d'une histoire culturelle, ressent le besoin de couper les liens intellectuels qui le retiennent aux systèmes logiques du passé pour se procurer une mythologie indépendante – une mythologie parfaitement adaptée à l'existence et à l'expression totale de sa réalité biologique et reconnue par l'élite intellectuelle d'autres peuples – l'opinion publique de la société pragmatique exige, tenant compte de sa propre systématique, que les motifs de cette rupture avec les formules traditionnelles obsolètes soient clarifiés."La réponse est dans ce Sang qui sort de cet œuf, il est le symbole de la Vie, car en effet, il n'existe Universellement, sous toutes formes : que de la Vie en transformation, en métamorphoses. L'Œuf est une reconduction génétique perpétuelle, et se trompent ceux qui pensent que la Genèse a eu lieu, car elle est permanente de régénération perpétuelle. Et Dali l'explicite fort bien. L'enfant géopolitique, né de la dégénérescence des sources déformées et amaigries des faux esprits, regarde le Nouvel Homme sortir adulte du sein du Monde. Apeuré, il s'accroche encore aux vieux préjugés de ses ancêtres : sa mère vieille et décharnée. Un nouveau Jour pointe, le soleil est à l'Aurore d'une nouvelle ère et éclaire ce lever humain qui, laborieusement, se déloge du contenant où il germa.
Que dit la femme à l'enfant, en lui désignant d'un air plein d'amertume ce nouvel homme?
Précisions de Mel Vadeker: "Ce tableau date de 1943 et pourtant il annonce très clairement que si l’humanité veut se perpétrer elle doit absolument renaître pour accéder à un nouveau stade de son évolution. Ce sont alors les douleurs de la naissance comparables à celui de l’Homme nouveau du tableau de Dalí qui l'attendent. Une naissance difficile pour un homme nouveau libéré de l’avidité, de la malveillance de l’Homme ancien et de son engagement dans une géopolitique de domination des autres pays, de contrôle des ressources naturelles, de rivalités, de conflits perpétuels. Utopie ou thème prophétique, ce qui est annoncé est tout simplement l’Homme nouveau purifié de l’égoïsme du passé, du désir de conquête et du manque d’empathie. Si cette nouvelle humanité arrive à naître, ce sera celle où l’harmonie et la collaboration prédominent sur les intérêts particuliers. Il est vrai que cette humanité n’est pas encore née."
L'Europe sous le joug nazi, le monde en guerre, l'exil de Dalí ont aidé à la création de cette oeuvre aux significations multiples. Je n'avais vraiment pas vu tout ça en regardant le tableau en première lecture. Fascinant, n'est-ce pas?
Une très belle visite qui s'est terminée par une promenade dans la marina de St. Petersburg, voisine du musée sous un soleil de plomb.
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