samedi 3 novembre 2012

"Et maintenant?"

Première réflexion: "Ça y est, c'est passé. On est tranquille."

Ah oui, vraiment?

Ben non.

C'est maintenant que ça commence.

Gérer la pénurie,  marcher à l'économie, garder sa patience, accepter l'état de fait, accepter les inégalités et les non-réponses. Entendons-nous bien: nous faisons partie des very lucky ones. Nous ne sommes pas blessés, nous n'avons rien perdu, nous allons bien. Mais l'attente du retour à la normale provoque tout un tas de questionnements et de crispations avec lesquels il faut composer.

Priorité

Règle n°1 en état d'urgence: priorité à la sécurité publique. Le couvre-feu est instauré depuis lundi 9h, et interdit l'emprunt des axes principaux entre 19h et 7h du matin (de 18h à 6h dès demain en raison du changement d'heure). La première raison, mardi, était de laisser place nette aux véhicules d'urgence. Vu les dégâts qui avaient été anticipés a minima, personne n'était censé avoir une bonne raison de traîner dans les rues le soir. La deuxième raison était de laisser place nette aux engins de construction pour commencer à sécuriser les rues, routes, dans les zones "interdites". L'armée veille au grain, état d'urgence oblige.

Armée au check point de Point Pleasant. Pas de laisser-passer, pas de passage.
Et comme je le disais, les tronçonneuses ont commencé leur travail mardi à l'aube et n'ont pas cessé jusqu'à hier. Cela commence à se faire plus rare. Les jardins sont encore jonchés d'arbres déracinés, mais ils ne mettent pas en danger immédiat la vie des résidents, donc leur enlèvement sera fait au fur et à mesure de la disponibilité des entreprises, ou de la solidarité des voisins.


Solidarité

Nous avons personnellement profité de la deuxième option. Un voisin qui avait fini de tronçonner l'arbre qui était tombé chez lui est venu avec un ami tronçonner notre sapin jeudi. C'est fait. Les échanges de services vont bon train. Le troc aussi. Un voisin est venu nous apporter du poulet mercredi soir. Non pas que nous mourions de faim, mais puisque nous sommes des voisins appréciés, nous avons eu droit à une assiette de filet de poulet grillé. Et c'était bien bon!

Pat, le papa de Joseph qui a perdu son bateau, a passé une grosse partie de ces deux derniers jours à la marina de Neptune pour régler la prise en charge de son bateau inondé par Sandy. Le bateau n'a pas été brisé dans l'ouragan, mais l'eau qui a submergé les moteurs a complètement fichu en l'air les systèmes électriques. Les moteurs sont remplis d'eau. Il n'y a rien à faire. A toute chose malheur est bon: Pat a pu récupérer l'essence du bateau dans des bidons pour les transférer dans nos trois voitures. Voilà qui n'est pas perdu et qui est même précieux au vu de la situation de l'essence. Nous craignions seulement que l'essence soit mêlée d'eau, mais apparemment, non. Pat est apprécié du propriétaire de la marina, qui lui rend de nombreux services. Le dernier service qu'il lui a rendu était samedi dernier: le bateau de Pat devant partir en réparation la semaine dernière, Seth (c'est le propriétaire), l'a favorisé en prenant son bateau le premier alors que d'autres attendaient. Mais... c'est précisément ce qui a provoqué sa perte, puisque s'il était resté amarré, comme les autres bateaux, il aurait seulement subi la montée des eaux et aurait sans doute été sauvé. Mais bon, c'est fait, c'est fait. "Oh well, what are you gonna do...". Cette phrase, je l'entends des dizaines de fois par jour en temps normal; Pat est quelqu'un d'assez fataliste. Mais depuis mardi, c'est encore plus vrai. Il est incroyablement philosophe et garde son sens de l"humour en toute occasion. Je ferai un post sur lui prochainement; il a eu une vie pour le moins difficile et remplie d'embûches, et du haut de ses 80 ans, il regorge encore d'une énergie incroyable, physique comme morale.  Nous avons découvert en même temps que lui la perte de son bateau, et bien que submergé par l'émotion, il a trouvé le moyen d'en rire. C'est tout Pat.

Supermarché.

Après notre passage à la marina, nous avons parcouru les rues pour voir l'étendue des dégâts, et, chose très américaine, Pat a souhaité, comme tant d'autres, partir à la recherche d'un supermarché ouvert. Et là, je peux  vous dire que j'ai vu une scène que je ne suis pas près d'oublier. Le magasin venait de rouvrir, on se demandait bien comment, et ce qu'on allait y trouver, car rien de rien d'autre n'était ouvert sur des km à la ronde. Les gens à l'intérieur du magasin étaient plus là pour faire quelque chose et voir du monde que pour faire leurs achats. La plupart des gens étaient venus... en pyjama. Pas deux, ni trois, ni quatre. Des dizaines de personnes, en pyjama-basket, ou pyjama-schlapp, dans les rayons du magasin. Les gens achetaient de quoi manger rapide: des céréales, des chips, des biscuits, un soda ou une bouteille. Voilà; ils étaient venus voir du monde, c'était surtout ça. Se rassurer, parler. Voir par curiosité aussi à quoi ressemblait un magasin un lendemain d'ouragan.

Essence.

Les stations essence sont LE lieu le plus prisé depuis mardi. C'est la chasse au trésor. La course. La cible. Tout le monde veut avoir l'info de la première station qui va ouvrir. Quelques personnes faisaient la queue à des stations fermées, créant ainsi de l'espoir, mais toutes lumières éteintes, c'était vraiment sans issue. Nous avons vu une station ouverte près de Manasquan aujourd'hui. Le gouverneur du New Jersey, Chris Christie (qui était pressenti pour concourir contre Obama à la présidentielle avant que Romney ne soit choisi) a décrété le rationnement depuis hier, vendredi. Le terme était exact jusqu'à hier, puisque les rares stations ouvertes dans le New Jersey ne donnaient que 5 gallons par personne qui se présentait. Mais depuis hier, c'est un système d'alternance qui a été mis en place. Les voitures qui ont sur leur plaque d'immatriculation un numéro pair pourront venir se ravitailler les jours pairs; l'inverse pour les plaques au numéro impair. La station devant laquelle nous sommes passés cet après-midi est supervisée par deux voitures de police.

Partir.

Nous avons tenté un coup de poker jeudi. Joseph ayant vraiment très froid à la maison, et particulièrement aux jambes et aux pieds, l'idée a fait son chemin de trouver un hôtel disponible pour passer une nuit au chaud et avoir internet. Des voisins ont entendu dire qu'à l'ouest, vers la Pennsylvanie, certains secteurs avaient retrouvé le courant. Après deux trois coups de fil à des connaissances pour vérifier la véracité de l'info (toute relative, car d'une rue à l'autre, le courant peut ou pas être rétabli), et sans aucune idée de l'hôtel qui pourrait nous accueillir (pas internet, pas de listing d'hôtel), nous avons calculé que notre plein d'essence nous permettait de prospecter jusqu'à une heure de route de la maison. Pas plus, car si aucun hôtel n'était disponible ou relié au courant, nous devrions rentrer à Manasquan, et ce avant le couvre-feu sous peine d'être coincé sur la route. La valise a été préparée en quelques minutes. Le strict nécessaire pour passer trois nuits quelque part. Quelques provisions dans la glacière au cas où nous serions coincés quelque part. Direction: plein ouest. Advienne que pourra.

Je prends le volant, Joseph me guide. Direction nord-nord-ouest. On verra bien ce qu'on trouve. En passant Trenton, la capitale de l'état, les feux de signalisation fonctionnent. Bonne nouvelle. Mais aucun commerce ni aucun bâtiment. Peine perdue. Nous poursuivons notre route vers la Pennsylvanie voisine, et plus particulièrement la ville de New Hope. Avec un nom pareil, on ne peut que trouver notre bonheur! La seule chose que nous y avons trouvé, malheureusement, pendant une heure de route, est une campagne dévastée, des arbres déracinés en quantité phénoménale à même les routes. La campagne est sinistrée. Charmante, avec ses petites maisons de fermiers, mais sinistrée. Le seul hôtel sur notre route, à Bordentown, avant Trenton, un Hilton Garden Inn, sur lequel nous comptions, est débordé. Plus une place sur le parking, sauf une place handicapée, ça tombe bien, elle sera pour nous! Déception à la réception: "Sorry guys, we're packed... Sorry". On nous dit qu'ils ont appelé les hôtels jusque Princeton, à une demi-heure au nord, mais sans succès. Soit ils sont plein, soit ils n'ont pas l'électricité. Nous ne pouvons pas nous permettre de rôder davantage. Il faut composer avec le reste d'essence que nous avons, et surtout le couvre-feu. Retour donc à la maison jeudi soir.

C'est le lendemain, vendredi, en milieu d'après-midi, que Pat reçoit un appel d'un hôtel sur son portable nous disant qu'une chambre s'était libérée. Les parents de Joseph ont fait fonctionner le bouche à oreille depuis mercredi et ont prospecté quelques hôtels pour que nous puissions être au chaud pendant quelques jours. L'un d'entre eux nous avait inscrits sur liste d'attente. Ada a fait jouer le fait que son fils était en fauteuil et qu'il avait besoin de chauffage, ce qui est la stricte vérité, mais Joseph rechigne toujours à faire jouer son droit à la priorité, car il estime que d'autres sont plus dans le besoin que lui. Mais sur ce coup-là, on n'allait pas faire la fine bouche. Le coup de fil reçu, le café encore fumant que je venais de me servir pour me réchauffer, nous sommes partis en quelques minutes afin de ne pas perdre notre priorité. On ne sait jamais, si nous tardions à nous présenter, ils pourraient relouer la chambre au premier qui se présente; et ce serait bien normal. Pat et Ada ont choisi de rester à la maison, qui bien que froide (de plus en plus froide, températures proches de zéro la nuit en extérieur) et très humide, a aussi besoin de surveillance. Les vols/cambriolages se multiplient et la police avertit les habitants d'être sur leurs gardes et de signaler tout comportement suspect. Et surtout le soir, après le couvre-feu. Quiconque se déplace doit avoir une raison de le faire sous peine d'être signalé aux autorités.

Retour sur notre hôtel. Direction plein nord, donc. Hé oui... Quand je vous dis que l'électricité revient de façon aléatoire, c'est le cas. L'hôtel se situe à 20 minutes au nord de Manasquan, à Eatontown, pas loin du littoral, mais il se trouve que le courant y a été rétabli dans le quartier de l'hôtel. Quand ils nous ont vu arriver (nous ne passons pas inaperçus avec Joseph en fauteuil), la réceptionniste a fait un large sourire: "Joseph?" - "Yes!".

Efficacité.

C'est ainsi que nous sommes au chaud, depuis hier après-midi. Chose à signaler: l'hôtel est rempli, bien sûr, mais pas que de "réfugiés". Une grosse partie de la clientèle est composée d'électriciens venus en renfort des états voisins. Les compagnies d'électricité du Kentucky, de Floride, du Michigan, de Caroline du Nord ont envoyé leurs camions et leur main d'oeuvre partout dans les villes ici. C'est une compagnie de Detroit, Michigan, qui travaillait dans notre quartier cet après-midi. La solidarité s'est organisée. C'est l'image forte, pour moi, de l'après-ouragan. L'organisation et la mise en place d'actions partout. Il y a des distributions gratuites d'eau, de nourriture dans les rues, de pasta-party chez les pompiers. C'est rôdé, c'est efficace. Je pense que le souvenir sordide laissé par Katrina dans tous les esprits a encouragé les autorités à prendre le taureau par les cornes et à anticiper davantage les conséquences. Je ne dis pas prévoir, car nul ne connaît à l'avance les conséquences exactes, mais je peux certifier que 4 jours avant l'arrivée de l'ouragan, les autorités  ont prévenu individuellement les habitants des précautions à prendre, des numéros à appeler, des lieux auxquels se rendre. La police a appelé chaque habitation, les autorités municipales ont diffusé sur internet le nécessaire. J'ai trouvé ça remarquable. Et je trouve tout autant remarquable que les gens se prêtent au "jeu" et obéissent, respectent les instructions, les interdictions; ce qui aide grandement. Je le mentionnais à une amie dans un  message: en France, notre esprit de rébellion perpétuelle nous incite, peu ou prou, à remettre en question les ordres, à discuter, à philosopher, à décider à la place de. Cela fait vraiment perdre du temps et de l'efficacité. C'est quelque chose qu'on ne peut pas enlever aux Américains, et je suis très admirative de cet état de fait. Il a aussi ses limites et ses extrêmes, discutables (tiens, qu'est-ce que je vous disais, voilà mon esprit gaulois qui reprend le dessus!), mais l'efficacité étant souvent le but recherché ici, la fin justifie les moyens.

2 commentaires:

  1. Très bon billet (comme d'hab'^^)!
    Ende gut, alles gut.

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    1. Marci m'sieur f.! D'abord j'avais lu "très bon gilet", alors je suis retournée voir la photo des militaires ci-dessus en pensant que tu étais fan de vêtements militaires, pour voir ce qu'ils avaient de spécial. Et pui, j'ai relu. LOL.

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